Nancy Graves : la cartographie comme abstraction
sur l'exposition de l'artiste chez Ceysson & Bénétière, jusqu'au 11 mai
Depuis qu’elles existent, les cartes sont des documents qui visent à rendre le monde plus facile à appréhender en codant la réalité, mais leur lien avec le réel est complexe. D’un côté, elles sont figuratives et correspondent à la surface d’une planète, avec un degré plus ou moins grand de précision en fonction de la technologie disponible, de l’autre elles sont également une abstraction car elles reposent sur des conventions arbitraires qui demeurent difficiles à lire pour l’observateur novice. Dans les années 1970, après une décennie de progrès technologiques en termes d’imagerie spatiale et de cartographie due à la Guerre Froide, ces images sont de plus en plus accessibles au grand public, et de nombreux artistes s’en emparent. C’est le cas de Nancy Graves qui, pendant près de dix ans, utilisera diverses cartes et images satellites comme matériau principal de ses expérimentations en peinture. Une sélection est exposée à Paris du 21 mars au 11 mai, à la galerie Ceysson & Bénétière.
Un grand travail de recherche
Si le travail de Nancy Graves est très varié entre sa sortie de Yale en 1964 et sa mort prématurée en 1995, un paradigme qui unit toutes ses œuvres est l’exhaustivité de ses recherches documentaires en amont de sa création artistique. Pour son travail cartographique, Graves se rend en 1973 à la NASA au Texas ainsi qu’au Jet Propulsion Lab de Pasadena en Californie. L’année suivante, elle visite des centres de recherche météorologiques nationaux et internationaux aux États-Unis, ne se contentant pas de ce qu’elle peut trouver dans la presse américaine, même si le New York Times est une source importante pendant toute sa carrière.
Ainsi dans ses tableaux, expérimentation formelle et expressivité du trait se mêlent à une rigueur scientifique, jouant sur la dimension de “cache-cache de l’interprétation aérienne” comme l’écrit Paula Amad dans un article sur l’utilisation de la photographie aérienne à travers l’histoire. De fait, derrière la couleur apposée par grands mouvements de pinceaux ou directement sortie des tubes, il y a un dessin précis d’une zone de la Terre, d’un cratère de la Lune, du fond d’un océan … Graves possédait un vidéoprojecteur dont elle se servait pour projeter des diapositives directement sur la toile ou le papier, ce qui explique son travail très méticuleux.
Entre fidélité scientifique et expressionnisme
Néanmoins son travail n’est pas une simple reproduction de documents scientifiques ou d’images satellites. Même dans ses travaux les plus fidèles, ses sources perdent leur statut documentaire pour devenir gestes et couleurs, dans un entrelacs de traits et de motifs. Les œuvres présentées à Ceysson & Bénétière illustrent différentes approches de Graves. On peut par exemple voir de très grandes aquarelles s’inspirant de cartes des vents, mais s’émancipant de leur colorimétrie, comme on l’observe en comparant la palette de couleurs de référence qu’elle ajoute parfois à ses toiles et les couleurs qu’elle utilise pour peindre ses motifs, comme dans Die Die, 1975.
La composition de la plupart de ses œuvres s’inscrit également dans une relation avec la cartographie. Elle évoque tantôt le collage quand on cherche du côté des arts visuels, tantôt la vision surplombante d’une table de travail d’un chercheur essayant de recouper diverses prises de vues et méthodes de cartographie pour arriver à une carte cohérente et synthétique, quand on prend un point de vue scientifique. Tout le travail de Nancy Graves se situe entre ces deux pôles : les arts visuels d’un côté, les sciences de l’autre. Ainsi dans ces tableaux, Graves superpose des morceaux de cartes à différentes échelles, des zooms qui rendent impossible toute identification du lieu qu’ils représentent. Dans Fragment: USA, 1975, seul le titre permet de comprendre où l’on se situe malgré la densité d’informations : on compte au moins six cartes différentes, dont une est un “mosaïquage”, une technique de photographie aérienne qui consiste à assembler plusieurs photographies pour créer une image sans couture et exhaustive d'une zone plus grande. Néanmoins ce “mosaïquage” semble être en cours, inachevé, comme si l’on dominait une table de laboratoire : Graves n’invente-t-elle pas cette géographie?
“Variability and Repetition of Variable Forms”
Tel est le nom d’une des premières œuvres de Nancy Graves, et pourtant ce titre s’applique à tout son travail. C’est ce à quoi fait référence le titre de l’exposition, Same Twice, du tableau du même titre. Il faut du temps pour véritablement voir les œuvres de Nancy Graves, parvenir à les percevoir dans leur ensemble mais aussi à saisir certaines des multiples couches qui les composent. Si vous vous prêtez à l’exercice, vous pourrez alors observer ces “répétitions de formes variables” au sein d’un même tableau, d’une œuvre de sa série cartographique à une autre, voire dans des séries de travaux très différentes.
Same Twice, 1976 et Double Image, 1974 sont, comme leur nom l’indique, les exemples les plus évidents. Ce dernier tableau est divisé en deux parties égales, qui contiennent toutes deux un même morceau de carte délimité par un rectangle noir. Mais là s’arrêtent les points communs : les cartes n'apparaissent pas de la même façon car elles ne sont pas recouvertes aux mêmes endroits, ni par les mêmes couleurs ou les mêmes formes. Pour moi, elles évoquent des négatifs qu’on aurait grattés inégalement, de façon à ce que les images disparaissent partiellement derrière les griffures.
Les répétitions ne s’arrêtent pas là et forment un véritable réseau de motifs : par exemple ici, les motifs du cercle et du fragment de la vue aérienne d’une côte de Fragment: USA, 1975 sont aussi présents dans Untitled #7, 1976. Il s’agit aussi parfois de jeux formels qui consistent à utiliser des éléments venant de domaines très différents mais ayant des formes similaires : dans Areol, 1978 on peut voir des cercles concentriques violets précis, évoquant certaines méthodes de cartographie qu’on retrouve ailleurs dans son oeuvre, mais aussi des cercles plus irréguliers, avec beaucoup plus de reliefs, qui rappellent les cupules, sortes de pétroglyphes que l’on trouve dans le monde entier et que Graves utilise fréquemment, tandis que le titre, lui, n’a qu’une lettre d’écart avec areola, le nom scientifique de la zone de peau pigmentée autour du téton. Cela illustre les jeux formels de Graves, sortes d’analogies picturales.
Dans une conférence à Skowhegan en 1979, Graves expliquait utiliser des images scientifiques qui “appartiennent à tout le monde” : en nous encourageant à prendre notre temps pour découvrir ce qu’elle cache dans ses œuvres, elle semble nous inviter à prendre possession de ses images en retour.
Juliette Theureau
Nancy Graves : Same Twice est à voir dans l’espace parisien de Ceysson & Bénétière du 21 mars au 11 mai 2024.
Nancy Graves est l’artiste sur laquelle j’effectue mon mémoire de M2.
C'est super intéressant ! Ça donne envie de les voir en vrai. Ses oeuvres donnent effectivement l'impression de vouloir nous hypnotiser... Et on en capte sans doute plus la profondeur en vrai que sur un écran de portable !